L’immense tempête de Jupiter n’est pas celle découverte par Cassini au XVIIe siècle. L’étude d’une équipe espagnole a surpris la communauté des planétologues. Données historiques et informatique moderne ont permis de comprendre la formation du phénomène et son évolution.
Un mythe s’effondre pour de nombreux astronomes : Jean-Dominique Cassini, premier directeur de l’observatoire de Paris, n’a pas découvert la Grande Tache rouge visible aujourd’hui à la surface de Jupiter. La « Tache permanente » qu’il remarque dès 1665 a disparu cinquante ans plus tard. Ce n’est qu’en 1831 que l’anticyclone que nous connaissons s’est formé aux mêmes latitudes. C’est en tout cas ce qu’affirment des chercheurs des universités polytechniques de Catalogne et du Pays basque, et du Centre de calcul intensif de Barcelone. À partir de photos, de peintures et de dessins d’observation, ils sont remontés jusqu’au XVIIe siècle pour retracer l’origine et l’évolution de la Grande Tache rouge. Et leurs conclusions remettent en cause ce que nous pensions savoir de la plus célèbre tempête du Système solaire.
Une tempête différente de celle vue par Cassini
L’étude a été publiée le 16 juin 2024 dans la revue Geophysical Research Letters. Elle montre que la Tache permanente qui apparait dans les dessins de Cassini entre 1672 et 1691 est bien trop petite pour être la même que celle décrite deux siècles plus tard. « Il y a trop de différences entre les deux, indique Agustín Sánchez-Lavega, principal auteur de l’article. La Tache permanente aurait dû tripler ou quadrupler de taille pour donner cette nouvelle tache. Or, sur Jupiter comme sur Saturne, les anticyclones ne grossissent jamais. Ils ne font que décroître. »
De plus, le phénomène n’est plus du tout mentionné sur toute une période s’étendant de 1713 à 1831. « Or les astronomes de l’époque étaient très aguerris. Ils auraient vu la tache si elle avait été là », assure Tristan Guillot, planétologue de l’observatoire de la Côte d’Azur et extérieur à l’étude.
Dans ce cas, l’âge de la Grande Tache rouge n’est pas du tout celui que l’on croit, à savoir près de 360 ans. La formation est bien plus jeune : elle aurait en réalité moins de 200 ans !
Une naissance encore incomprise
Ce résultat ne remet pas seulement en cause la longévité de la Grande Tache rouge, il pose aussi la question de sa genèse. L’équipe espagnole propose trois hypothèses pour expliquer l’apparition d’un anticyclone de cette envergure.
Le premier scénario est inspiré des taches blanches visibles sur Saturne, la voisine de Jupiter. Comme elles, la Grande Tache rouge aurait pu être créée par un orage gigantesque. Des nuages chauds seraient remontés des profondeurs de l’atmosphère pour former l’anticyclone en surface, où il fait plus froid, entre –100 et –120 °C. Sauf qu’un tel orage n’a encore jamais été observé sur Jupiter.
Deuxième possibilité : plusieurs petits vortex ont pu s’assembler pour en constituer un immense. Cette fois, les astronomes ont déjà été les témoins d’évènements similaires sur Jupiter, notamment en 1998 et 2000.
La dernière hypothèse, et la plus probable, prend en compte les forts vents (ou « jets ») qui encadrent la tache au nord et au sud. Soufflant à environ 300 km/h dans des directions opposées, ils créent ce que la mécanique des fluides appelle un cisaillement. Celui-ci engendre un méandre entre les deux jets, qui s’enroule sur lui-même pour donner naissance à une cellule allongée qui semble former un trou au sein des vents violents qui constituent l’atmosphère.
Le processus expliquerait l’immense tache grisâtre identifiée par les auteurs sur les images d’archives qu’ils ont baptisée Hollow, creux en anglais. Cette formation observée dès 1851 par l’Allemand Samuel Heinrich Schwabe marque probablement l’apparition de la Grande Tache rouge.
Les supercalculateurs à la rescousse
« Pour évaluer chacune de ces hypothèses, nous les avons simulées avec deux modèles différents avant de comparer les résultats. Les calculs nécessaires ont été réalisés sur l’un des ordinateurs les plus performants au monde, qui se trouve au centre de calcul intensif de Barcelone », raconte Agustín Sánchez-Lavega.
Le MareNostrum 5 s’est récemment placé au huitième rang mondial, et au troisième rang européen des superordinateurs. Sa vitesse de calcul est 10 000 fois plus importante que celle de nos machines habituelles ; il peut effectuer une opération de 3 heures en seulement 1 seconde. « Faire ainsi le lien entre des observations historiques et des modélisations modernes rend l’article très convaincant », abonde Tristan Guillot.
À l’issue des simulations, c’est le dernier scénario qui parait le plus plausible aux auteurs.
« On ne peut pas exclure que ce phénomène soit le résultat des trois processus en même temps, en différentes proportions », rappelle tout de même Michael Le Bars (université Aix-Marseille). Le chercheur de l’Irphé n’a pas participé à l’étude, mais a déjà travaillé sur les tempêtes de Jupiter. Il précise : « Ce qui est spécifique avec la Grande Tache rouge, c’est sa taille. C’est un immense tourbillon qui tourne dans le sens inverse à la rotation de la planète et de ses autres vents, d’où le nom d’anticyclone. Mais celui-là n’a rien à voir avec ceux de la Terre, que l’on associe à de hautes températures et peu de nuages. Sur Jupiter, il n’y a pas de sol ou d’océan, donc les phénomènes sont très différents. Les vents peuvent descendre jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres sous la surface visible. »
La Grande Tache rouge, quant à elle, reste bien plus superficielle. Alors que son diamètre est comparable à celui de la Terre, autour de 14 000 km, son épaisseur ne dépasse pas 500 km. « C’est comme un pancake qui flotte à la surface de l’atmosphère de Jupiter, explique Michael Le Bars. Et cette tempête demeure étonnamment stable dans le temps, malgré la rapidité et la complexité des jets tout autour d’elle. »
La tache est tenace
Car même si la tache rétrécit fortement, elle est toujours là ! « On la voit changer depuis les années 1970 grâce aux sondes Voyager. Elle devient plus ronde », note Tristan Guillot. À l’époque, on prévoyait sa disparition pour les années 2020. Mais à ce jour, c’est la seule tempête du Système solaire que l’on n’a jamais vu s’éteindre. »
Tous les autres vortex étudiés sur Jupiter et sur Saturne ont tendance à rétrécir avant de s’évanouir. « De tels phénomènes finissent toujours par perdre de l’énergie, explique Michael Le Bars. La réduction de la Grande Tache rouge va très vite pour nous, mais à l’échelle de Jupiter qui tourne sur elle-même en 10 h, c’est un processus extrêmement lent. »
Agustín Sánchez-Lavega et ses collègues ont mené des simulations à très long terme pour comprendre le futur de l’anticyclone. Ils ont utilisé pour cela des modèles simplifiés, car il est encore impossible de reproduire exactement les écoulements chaotiques qui règnent sur Jupiter.
Malgré tout, la complexité de l’atmosphère est telle que même les capacités hors norme du superordinateur ne leur permettent pas de maintenir les simulations assez longtemps. L’astrophysicien espagnol se montre donc très prudent : « La Grande Tache rouge pourrait disparaitre comme la Tache permanente découverte par Cassini, mais elle pourrait aussi rester très stable, à l’instar d’un autre vortex repéré plus au sud de Jupiter, de taille similaire. Nous ne savons pas pour l’instant. Il faut encore apporter de nouvelles données d’observation dans les modèles. »
Une couleur mystérieuse
Une autre explication qui échappe toujours aux astronomes, c’est celle de la couleur si contrastée qui vaut son nom à la tempête.
La question est activement étudiée, et les hypothèses se tournent vers les composés chimiques des nuages, mais qui n’ont pas encore été identifiés. « Dans les archives que nous avons analysées, les premières photos montrent le rouge de la tache dès 1879 », détaille Agustín Sánchez-Lavega.
Cela signifierait que la Grande Tache rouge l’est bien depuis sa naissance, donc que sa couleur serait liée à sa formation. Mais pour l’instant, il n’existe aucune conclusion formelle sur le sujet.
L’épaisse couche nuageuse de Jupiter cache encore de nombreux mystères, malgré nos efforts pour les percer. La sonde Juno de la Nasa orbite autour de la planète géante depuis 2016. La mission européenne Juice la rejoindra d’ici à 2031.
Elle étudiera à la fois les satellites de Jupiter et son atmosphère. « Juno a permis de lever en partie le voile, mais Juice va nous octroyer une vision encore plus détaillée », assure Tristan Guillot. Et, espérons-le, de nouvelles données sur la Grande Tache rouge, afin de mieux comprendre ce phénomène atypique.
Red Spot Junior : l’autre Tache rouge
Une seconde Tache rouge est apparue sur Jupiter. Cette tempête s’est formée entre 1998 et 2000 par la fusion de trois anticyclones (voir ci-dessous). Initialement blanche,
Red Spot Junior est devenue rouge en décembre 2005, mais sa teinte s’estompe depuis les années 2010. Le vortex de 9 000 km de diamètre est situé plus au sud que sa grande sœur, et ne tourne pas autour de Jupiter à la même vitesse, ce qui fait qu’on peut les voir se frôler tous les deux ans environ.