C’est désormais une évidence : dans quelques années, le plus grand télescope optique du monde sera européen. Et non américain, comme cela a longtemps été le cas. Ce revirement découle d’aléas, mais pas seulement. La stratégie différente de financement aux États-Unis et en Europe joue aussi un rôle important.
D’abord le télescope de 2,5 m du mont Wilson achevé en 1917 dans le comté de Los Angeles, puis le 5 m du mont Palomar inauguré en 1949 près de San Diego. Pendant des décennies, les Américains ont toujours eu une longueur d’avance sur les Européens en matière de télescopes optiques. « Et même une sacrée longueur d’avance ! insiste Guy Perrin, astronome à l’observatoire de Paris-Meudon et représentant de la France dans la collaboration ESO (Observatoire européen austral). En 1976, l’Europe inaugurait le télescope de 3,6 m à l’observatoire de La Silla, au Chili, alors que cela faisait déjà trente ans que les États-Unis observaient le ciel avec un engin de 5 m. »
En menant ainsi la course en tête pendant près d’un siècle, les astronomes d’outre-Atlantique ont accumulé les découvertes fracassantes.
Depuis le mont Wilson : rien de moins que l’expansion de l’Univers et le big bang qui en est à l’origine. Depuis le Palomar : la comète Shoemaker-Levy 9, les planètes naines Éris et Quaoar, des flopées d’astéroïdes et de supernovas.
Oui mais voilà, cela est en train de changer. Contre toute attente, les États-Unis sont tout simplement en train de perdre cette nouvelle manche, décisive, de la compétition : celle des télescopes géants. Ceux-là mêmes qui, avec leur miroir de 24 m de diamètre minimum, promettent la prochaine révolution astronomique. Entre autres prodiges, ils seront capables de révéler les secrets de la formation des premières étoiles de l’Univers, et d’analyser l’atmosphère des exoplanètes habitables à la recherche de signes de vie.
Le futur champion européen
Côté Europe, le champion dans la catégorie « géants » se nomme ELT (Extremely Large Telescope) et son miroir mesure 39 m de diamètre.
Déjà en construction au sommet du Cerro Armazones au Chili, il doit entrer en service en 2028. Foi de son maitre d’œuvre, l’ESO, il sera une fois achevé « le plus gros œil ouvert sur le ciel ». L’écurie américaine, quant à elle, concourt avec non pas un, mais deux joueurs.
Le Giant Magellan Telescope (GMT) et le Thirty Meter Telescope (TMT), beaux bébés de 24,5 m et 30 m de diamètre. Coût estimé : respectivement 2,5 et 3 milliards de dollars, dont 850 millions et 2 milliards ont déjà été levés auprès d’investisseurs privés.
Pour boucler le budget, les astronomes espéraient un coup de pouce de la National Science Foundation (NSF), qui soutient les gros projets de sciences fondamentales du pays. Las, fin février 2024, l’agence fédérale a annoncé qu’elle n’avait que 1,6 milliard de dollars à consacrer aux télescopes géants (sur les 2,6 escomptés) et que, par conséquent, elle ne pourrait financer qu’un seul instrument. À l’heure où nous écrivions ces lignes, le comité décisionnaire de la NSF devait déterminer en mai 2024 dans lequel de ces deux paniers il allait mettre tous ses œufs.
Sur quel joueur miser pour resserrer l’écart avec l’Europe, à ce jour loin devant dans la course des titans ? La NSF n’a pas répondu à notre demande d’interview. Mais quel que soit leur choix, les États-Unis semblent en mauvaise posture. Et ce, alors que leurs deux projets, le GMT et le TMT, paraissaient devoir aboutir avant l’ELT…
Un petit géant
Certes, l’édification du GMT a déjà commencé à l’observatoire de Las Campanas, au sud du désert d’Atacama : « 40 % de tous les éléments du télescope sont en cours de construction, assure Ryan Kallabis, directeur de la communication du GMT. Nous avons creusé les fondations pour le bâtiment et nous sommes prêts à y couler du béton. Les sept miroirs primaires ont été façonnés à l’université d’Arizona et une société de l’Illinois a entamé la réalisation de la monture du télescope. L’un de nos instruments, le Large Earth Finder, destiné à la recherche d’exoplanètes de type terrestre, est en cours de conception. Enfin, nous tenons à dire que, quelle que soit la décision de la NSF, notre consortium international est pleinement engagé dans l’achèvement du Giant Magellan Telescope. »
Le problème, c’est qu’à peine commencé, le GMT est déjà dépassé, estime Guy Perrin : « Il est composé de sept miroirs de chacun 8,4 m d’ouverture, ce qui offre une surface collectrice de 24,5 m de diamètre. Sa résolution sera donc presque deux fois moindre que celle de l’ELT. » Avec son miroir de 30 m constitué de 492 éléments hexagonaux et doté d’un système d’optique adaptative qui corrige en temps réel les perturbations de l’atmosphère, le TMT est un adversaire plus à la hauteur du géant européen.
Mais depuis que le Mauna Kea sur Big Island à Hawaï a été sélectionné pour être son site de construction en juillet 2009, le colosse américain est enlisé dans une bataille politico-judiciaire. C’est que, pour les Hawaïens natifs, le Mauna Kea [la Montagne Blanche en hawaïen] est un endroit sacré. Et l’érection d’un nouvel ouvrage de béton et de fer sur ces vénérables terres, un sacrilège. Voilà quinze ans que, de manifestations dans toute l’ile en blocages de la route d’accès au sommet, d’arrestations des protestataires en recours auprès de la Cour suprême, le chantier est à l’arrêt. Du géant en devenir, seule la première pierre a été posée…
« La situation du TMT est très délicate et son futur, fortement incertain », estime un scientifique lié au projet, qui souhaite garder l’anonymat. « Après des manifestations massives en 2015 et 2019, la pandémie du Covid nous a donné l’occasion de réfléchir sur nos actions passées et de trouver d’autres voies pour dialoguer avec les communautés locales, explique Yuko Kakazu, responsable des programmes d’éducation pour le TMT. En 2023, un nouvel organisme de gestion du site a vu le jour. La Mauna Kea Stewardship and Oversight Authority est désormais l’instance qui tranche sur l’avenir de la Montagne Blanche, notamment pour l’astronomie. Or, elle est en partie composée d’Hawaïens natifs, qui ont ainsi voix au chapitre. »
Pour convaincre qu’un télescope géant au sommet du Mauna Kea bénéficiera à toute l’ile, Yuko Kakazu et son équipe organisent aussi de multiples projets visant à soutenir l’enseignement des sciences dans les écoles rurales et défavorisées. Sans oublier de faire amende honorable : « Les évènements de ces dernières années ont brisé des familles, souligne-t-elle. De jeunes policiers hawaïens ont dû passer les menottes à leurs kupunas, leurs anciens très respectés. Nous demandons pardon pour cela. Aujourd’hui, nous avons renoué le dialogue, et la majorité des Hawaïens natifs autrefois protestataires sont désormais acquis à la cause du TMT. Mais il reste des opposants, et nous ne sommes pas là pour les faire changer d’avis. Nous nous contentons de les écouter. »
Dans la course aux géants, le retard de l’équipe américaine s’explique par un sérieux désavantage politique. Mais pas uniquement. C’est aussi une question de culture du financement. « Les États-Unis ont presque toujours construit leurs télescopes en levant de l’argent auprès d’investisseurs privés (fondations, entreprises et philanthropes), rappelle Guy Perrin. Si ce modèle s’est révélé très efficace pour les relativement petits et peu coûteux télescopes du mont Wilson et du mont Palomar, il est au contraire peu performant quand il s’agit de lever des centaines de millions de dollars. Quelque deux décennies après le lancement des premières phases de développement, leurs télescopes géants ne sont financés qu’à 25 % pour le GMT et 70 % pour le TMT. »
Deux géants, c’est trop
À blâmer également : l’esprit de compétition qui, valorisé outre-Atlantique, a longtemps poussé les deux projets dans une concurrence contre-productive. « Un télescope unique aurait plus probablement permis de collecter suffisamment de fonds privés que de diviser les ressources limitées en deux », décode John Monnier, professeur d’astronomie à l’université du Michigan.
C’est seulement en 2018 que, pour faire face à leurs problèmes financiers respectifs, les deux rivaux s’unissent en une seule et même équipe : l’US-ELTP (Extremely Large Telescope Program).
Une décision qui a valu au groupement d’apparaitre comme l’une des priorités majeures d’Astro2020, l’étude prospective décennale de l’astrophysique étasunienne. « Mais les auteurs de cette étude auraient dû aborder d’emblée la question du difficile financement qui allait nécessairement se poser, vu qu’il y avait deux projets à soutenir dans un contexte de récentes coupes budgétaires drastiques pour la NSF, estime John Monnier. Je suis donc soulagé que la décision de ne financer qu’un télescope sur deux soit enfin prise. Des deux programmes en lice, le GMT est le moins risqué et le moins cher. Il peut se spécialiser dans quelques domaines et, de ce fait, être compétitif par rapport à l’ELT. Bien sûr, il y a une différence significative de diamètre, et le GMT ne permet pas d’observer l’hémisphère Nord, comme pourrait le faire le TMT. J’espère donc que les deux projets seront un jour réalisés. »
Effort collectif côté européen
Face à la stratégie libérale américaine, le vieux continent a choisi de miser sur un seul cheval tout en déployant une tactique beaucoup plus collective. « Le modèle européen repose sur la mutualisation, via l’ESO, de fonds provenant de plusieurs États membres (seize à ce jour), explique Guy Perrin. C’est certes un dispositif beaucoup plus lourd et lent que l’agile système américain, mais qui finit par payer. Aujourd’hui, non sans quelques difficultés bien sûr, la totalité des fonds nécessaires à bâtir l’ELT est réunie [soit 1,5 milliard d’euros]. » C’est déjà grâce à ce dispositif public et communautaire que, dès les années 1990, l’illustre Very Large Telescope a été financé. Composé de quatre unités de 8,2 m de diamètre chacune, le VLT orne le sommet du Cerro Paranal, au Chili.
C’est avec ce monstre à quatre têtes que les astronomes du monde entier ont photographié pour la première fois une exoplanète (Bêta Pictoris b), traqué le mouvement des étoiles autour du trou noir central de la Voie lactée, analysé l’atmosphère d’une planète habitable (GJ 1214 b), étudié le plus lointain sursaut gamma connu…
C’est aujourd’hui l’observatoire terrestre le plus productif au monde.
Son entrée en jeu en 1998 a marqué le véritable tournant du match. Bien sûr, en face du VLT, il y avait déjà les jumeaux américains Keck de 10 m de diamètre chacun, implantés au Mauna Kea. Mais l’Europe a pris l’avantage avec un coup de maitre : l’interférométrie. Grâce à une instrumentation de haute volée, les quatre unités du VLT peuvent fonctionner ensemble pour former le VLTI (Very Large Telescope Interferometer). Les flux lumineux reçus par chacune d’entre elles sont combinés, ce qui peut offrir une résolution équivalant à celle qu’aurait un télescope de 130 m d’ouverture, et permet ainsi de scruter les objets cosmiques avec une acuité inégalée. « Les États-Unis auraient pu en faire autant avec le binôme des Keck, mais ils ont abandonné le projet, toujours à cause d’impasses financières, note Guy Perrin. De ce fait, le VLT, seul gros calibre capable de fonctionner en interférométrie, est devenu l’engin terrestre le plus prisé des astronomes. Et vu ses performances, il restera très demandé même quand l’ELT sera opérationnel. »
Ce qui ne devrait plus beaucoup tarder. À ce jour, non seulement la construction du télescope est réalisée à plus de 50 %, mais les six premiers instruments destinés à être branchés derrière le miroir de 39 m sont d’ores et déjà en phase d’élaboration. Si l’Europe parvient à maintenir son rythme, tranquille mais sûr, jusqu’au bout de son marathon, l’ELT ouvrira sa pupille géante sur le cosmos en 2028.
(1) En 1976 également, l’URSS inaugurait le télescope de 6 m de Zelentchouk, mais celui-ci, en proie à des problèmes incessants, ne donnera jamais entière satisfaction. Notons aussi que le plus grand télescope optique actuel est le Gran Telescopio Canarias de 10,4 m, mis en service en 2007, toutefois moins productif que les instruments installés du continent américain.