Article tiré de Ciel & Espace
Expert scientifique auprès des Nations unies, l’astrophysicien américain Alan Lightman réfléchit à des thèmes où se croisent l’astronomie, la biologie et la philosophie. « Ciel & espace » l’a interrogé sur la rareté de la vie dans l’Univers.
© Photo : ALAN LIGHTMAN. © E. MARTIN/C&E
Astrophysicien théoricien de renom, Alan Lightman a enseigné à l’université d’Harvard avant d’occuper un double poste de professeur en sciences physiques et sciences humaines au prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology). Auteur de nombreux bestsellers et membre du conseil consultatif scientifique des Nations unies, il s’exprime sur des sujets transversaux à l’astronomie, la biologie, la philosophie. Pour Ciel & espace, il livre sa réflexion sur la rareté de la vie dans l’Univers, aussi bien dans l’espace que dans le temps, thème qui fut au cœur de sa conférence plénière au récent congrès de l’American Astronomical Society (AAS).
Les découvertes de ces dernières années en matière d’exoplanètes suggèrent que notre galaxie contient environ 10 milliards de planètes habitables. Pourquoi dites-vous que la vie est rare dans l’Univers ?
Alan Lightman : C’est une question d’échelle. Pour se rendre compte de la rareté de la vie, il faut considérer l’ensemble du cosmos. Comparée à la taille de l’Univers, la fraction de tous les matériaux sous forme vivante est fantastiquement faible. Admettons – et c’est une hypothèse hautement improbable – que toutes les planètes de la Voie lactée supposées habitables soient en effet habitées. Admettons ensuite que sur ces planètes, la quantité de matière vivante, autrement dit la biosphère, est comparable à celle que l’on trouve sur Terre, c’est-à-dire minuscule par rapport à la masse totale de la planète. Considérons maintenant la fraction des systèmes stellaires dans l’Univers. Ils ne représentent, au mieux, que 0,05 % de la masse totale de l’Univers.
En compilant tous ces chiffres, on peut estimer que la fraction de toute matière sous forme vivante est d’environ un milliardième de milliardième de toute la matière contenue dans l’Univers. Pour mieux appréhender ce résultat, imaginons que le désert de Gobi représente toute la matière contenue dans le cosmos. La matière vivante ne représente que quelques grains de sable dans cet immense désert. Et encore ! Pour faire mon calcul, j’ai pris la limite supérieure de la “quantité de vie” en supposant que toutes les planètes habitables sont effectivement habitées. La vie est donc rare. La vie intelligente, encore plus rare.
Et d’après vous, elle est rare non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps…
A. L. : En effet. En 1979, le physicien théoricien Freeman Dyson avait émis l’hypothèse fascinante qu’en dépit de l’expansion de l’Univers et donc de la dilution de l’énergie nécessaire à la vie, l’intelligence pourrait continuer d’exister jusqu’à des millions de milliards d’années dans le futur. Il “suffisait” de découpler la mémoire et la conscience des corps de chair, et de les amarrer à des nuages de particules, depuis lesquelles elles pourraient stocker de nouvelles informations en exploitant l’énergie alentour.
Mais c’était sans compter sur l’accélération de l’expansion, mise en évidence en 1998 ! On sait depuis lors que les galaxies s’éloignent les unes des autres à une vitesse qui augmente exponentiellement avec le temps. Par conséquent, d’ici 100 milliards d’années, nous et notre groupe local de galaxies serons définitivement coupés du reste de l’Univers, emprisonnés dans une cellule de taille limitée. Dans cette poche du cosmos, les étoiles de faible masse ayant la plus longue durée de vie se seront éteintes, de sorte qu’il n’y aura plus d’énergie libre disponible pour que d’éventuelles structures intelligentes stockent de nouvelles informations. Ce sera alors la fin de toute forme de vie. Dans 100 milliards d’années, l’Univers continuera de tourner à l’infini, pendant un temps infini, mais l’ère de la vie sera révolue. Cette ère de la vie, on peut estimer qu’elle a commencé avec la formation des premiers éléments lourds, au cœur des étoiles, environ 1 milliard d’années après le big bang.
Cela offre tout de même une fenêtre de 99 milliards d’années pour que la vie existe… C’est considérable !
A. L. : Tout à fait. Mais là encore, tout est question de proportions. L’ère de la vie est de 100 milliards d’années. En soi, c’est un temps incroyablement long. Mais c’est très court si on le compare à la durée d’existence de l’Univers. On considère que l’Univers sera “mort” quand, longtemps après la désintégration des galaxies, des étoiles et, enfin, des atomes, il ne connaitra plus aucun changement, aucune modification d’état. Ce qui n’aura pas lieu avant… 1045 ans, c’est-à-dire dans un milliard de milliards de milliards de milliards de milliards d’années. De toute évidence, la vie dans notre univers n’est qu’un feu de paille, quelques instants dans le vaste déploiement du temps et de l’espace dans le cosmos.
Si la vie n’est qu’un feu de paille dans le cosmos, pensez-vous que nous sommes seuls dans l’Univers ?
A. L. : Non, les « grains de vie » ont beau n’être que quelques-uns au milieu du désert cosmique, ils sont suffisamment nombreux tout de même pour que la vie puisse jaillir à plusieurs endroits, et à plusieurs moments. Il est selon moi presque certain qu’il existe ailleurs d’autres êtres pensants, qui se posent les mêmes questions que nous, et aboutissent sans doute aux mêmes conclusions. Dont celle-ci : les distances entre les étoiles sont si grandes [Proxima du Centaure, l’étoile la plus proche du Soleil, est située à 40 000 milliards de kilomètres, NDLR] que cela rend toute communication entre deux civilisations impossible.
« La vie a pu jaillir à plusieurs endroits et à plusieurs moments dans l’Univers. Mais les distances sont telles qu’elles rendent impossible toute communication »
Ciel & Espace
Alors quels enseignements tirez-vous de ce calcul sur la rareté de la vie ?
A. L. : Pour ma part, la prise de conscience de la rareté et de la préciosité de la vie me fait ressentir une sorte de lien avec les autres êtres vivants. Nous partageons un lien de parenté avec tous ces quelques grains de sable dans le désert, avec tous ceux qui sont présents pendant l’ère relativement brève de la vie dans la vaste étendue temporelle de l’Univers. Même si nous ne pourrons jamais entrer en contact avec d’autres formes de vie au-delà de la planète Terre, nous faisons partie de quelque chose de rare et d’unique, qui ne passera plus jamais par là. Nous, les êtres vivants, sommes des témoins cosmiques. Nous avons la capacité de réfléchir au spectacle de l’existence. Le cosmos continuera à tourner pour l’éternité, bien après que nous ayons disparu, froid et inobservé. Mais pour ces quelques puissances de 10, nous avons été. Nous avons vu, nous avons ressenti, nous avons vécu. Ce constat m’inspire une responsabilité : en tant qu’êtres vivants, et a fortiori, en tant qu’êtres pensants, je crois que nous avons une sorte d’obligation à observer et commenter l’incroyable spectacle de l’Univers.
Allez-vous jusqu’à conclure que la vie intelligente, voire l’humanité, est le but ultime de l’Univers ?
A. L. : Non. Tout d’abord, il faut souligner que les êtres humains ne sont pas la forme finale de la vie. Il y a autant de possibilités d’évolution dans le futur qu’il y en a eu pour passer d’une bactérie à nous. Mais je n’estime pas non plus, comme le postule le principe anthropique (plus exactement, le principe anthropique fort) que les paramètres fondamentaux de l’Univers sont réglés pour que celui-ci permette la naissance et le développement d’observateurs (humains ou extraterrestres) en son sein. Bref, je ne crois pas que l’Univers soit “programmé” pour que la vie intelligente y émerge. Cela ne m’empêche pas de faire le constat que la vie est prodigieusement rare dans le cosmos, et, de ce fait, d’appeler à l’apprécier à sa juste valeur.